5.
La nuit dernière c’était ma deuxième nuit à la Résidence Home d’Enfants les Pâquerettes. J’ai rendu à côté de mon lit.
Ça a commencé quand j’ai eu mon rendez-vous avec le Dr Nevele hier. Il savait que j’écris sur le mur de la Salle de Repos mais il m’a dit que c’était permis. Il a dit :
— Peut-être que Gilbert s’exprime mieux par écrit coralement.
Je sais pas ce que c’est coralement, je crois que c’est une sorte de musique.
Chez nous j’ai pas le droit d’écrire sur les murs, si je le fais, j’y ai droit. Mais une fois j’ai dessiné un cheval sur le mur de ma chambre et j’ai eu la fessée. J’en étais à la crinière quand manman est entrée. Tout de suite elle a crié :
— Pourquoi crois-tu qu’est fait le papier, pour les chiens ?
— Mais non, j’ai dit, pour faire des avions !
Alors elle m’a donné une baffe. Et elle a dit :
— Non mais dis donc, à qui parles-tu, hein ? Tu me prends pour une de tes copines.
Et moi j’ai dit :
— Je croyais qu’on était copains.
— Tu vas me nettoyer ça tout de suite mon bonhomme.
— Non.
— Nettoie-moi ça je te dis.
— Non, c’est ma chambre et je dessine si je veux.
— Ce n’est pas ta chambre, qui crois-tu qui la paie ?
— Qui ?
— Ton père.
— Je la lui paierai alors.
— Comment ?
— Je travaillerai.
— Quel travail ?
— Je vendrai des trucs.
— Quel genre de trucs ?
— De la limonade.
Mais j’ai dû nettoyer. Ça m’a prit toute une journée. Avec du Vim.
À mon rendez-vous, le Dr Nevele m’a fait asseoir dans le fauteuil où j’avais eu la ceinture de contention. Il m’a souri mais c’était de la frime, il m’a laissé longtemps assis sans me dire un mot. Puis il a commencé :
— Parle-moi de ton école, Gil.
J’ai regardé le tapis de son bureau. Il est marron avec comme plein de petits morceaux. Et j’ai pensé, c’est des maisons de la ville tout en bas où des assassins grouillent à chaque coin de rue pour voler les choses des personnes innocentes. Ici en haut dans le ciel je peux me servir de mes yeux aux rayons X pour les voir et plonger jusqu’en bas les obliger à les rendre.
Le Dr Nevele m’a regardé.
— Quelles sont les maîtresses que tu aimes le mieux, Gilbert ? Il y en a bien une que tu préfères.
Une petite fille était montée sur le toit d’une des maisons en bas poursuivie par un voleur. J’ai crié : « Ne vous en faites pas, je vais vous sauver ! » et je me suis levé de ma chaise et je me suis laissé tomber dans les nuages, je les ai traversés et je lui ai donné une raclée et je l’ai sauvée. Elle portait une robe rouge avec comme des sortes de vagues dans le tissu.
— S’il te plaît, Gilbert, assieds-toi. Les fauteuils sont faits pour s’asseoir, pas pour grimper dessus. Tu ne ferais pas ça chez toi, tout de même ? a dit le Dr Nevele.
— Je te parlais pas à toi, que j’ai dit, moi.
— Elle n’est pas ici, qu’il m’a répondu en secouant la tête, et j’ai donné un bon coup de pied dans le fauteuil qui est tombé contre son bureau et qui a renversé la lampe de dessus que l’ampoule a explosé.
Le Dr Nevele n’a rien dit sauf :
— Quelle est ta matière préférée à l’école ?
Alors dehors dans le vestibule j’ai entendu des roues et j’ai pensé : C’est un chariot de foin et caché dedans il y a Shrubs seulement personne peut le voir et il va sauter dehors et me lancer mon épée et je la pointerai contre le Dr Nevele et je renverserai la tête en arrière et je partirai d’un grand rire avant de m’éloigner au galop. Alors j’ai couru dans le vestibule mais je n’ai pas vu Shrubs. C’était une chaise roulante avec une fille dedans qui n’avait presque pas de cheveux et ses mains étaient comme des griffes. Je suis rentré dans le bureau du Dr Nevele et je me suis rassis. Il ne m’a rien dit du tout.
— Est-ce que je peux avoir la ceinture de contention ? j’ai dit.
— Plaît-il ?
— Je peux avoir la ceinture ?
Le Dr Nevele a secoué la tête, lentement, comme mon papa avait fait, une fois, quand il a dû endormir notre chien.
— S’il vous plaît, m’endormez pas, que j’ai murmuré tout bas.
J’ai regardé par terre mais y avait plus de maisons, rien qu’un tapis. Le Dr Nevele secouait la tête.
— Est-ce que tu me parles, maintenant, Gilbert ? qu’il m’a demandé.
Et j’ai répondu :
— Je sais pas.
Et je me suis mis à pleurer.
Il a écrit quelque chose dans son cahier pendant longtemps et moi je restais assis sans rien faire. Puis il a refermé son cahier et il a dit que si j’en avais envie je pouvais aller dans la Salle de Repos et écrire des choses, si je ne voulais pas en parler. Mais je n’y suis pas allé.
Non, je suis allé dans la Salle de Jeu. C’est une salle, il y a des jouets dedans pour jouer avec et même une jungle pour rire en plastique qui est bien pour grimper dedans et jouer à Tarzan. Je sais très bien faire Tarzan, je sais faire le cri.
Il y a un petit carré découpé dans la porte de la Salle, de Jeu pour qu’on puisse regarder dedans depuis le vestibule. C’est ce que j’ai fait. Y avait des enfants qui tombaient de la jungle en plastique et qui se cognaient la tête, et d’autres enfants qui cavalaient partout comme des dingues. J’en ai déduit qu’ils étaient dérangés. Et il y avait un homme avec eux qui avait les cheveux roux et des chaussures blanches comme les médecins. Je l’ai regardé par le carré.
C’était comme une sorte de docteur des enfants dingues. D’un seul coup il est venu vers moi, il a ouvert la porte il m’a regardé et il a dit :
— Tu les a à l’œil un moment, je reviens tout de suite, d’accord ?
Un petit garçon était assis tout seul dans un coin de la Salle de Jeu pasque personne voulait jouer avec lui. C’était un nègre de couleur. Il levait la main devant ses yeux et il gigotait les doigts comme pour se dire au-revoir à lui-même. Il se balançait sur le plancher, d’avant en arrière, d’avant en arrière. Bateau-ciseau, bateau-ciseau, bateau-ciseau, comme ça, sans jamais s’arrêter.
— Ça marche ?
C’était le roux, il était revenu.
D’abord j’ai rien voulu dire et puis il m’a regardé avec ses yeux et ils étaient marron avec des petits morceaux verts dedans comme ceux de Jessica.
— Y a un petit garçon là-dedans, que je lui ai dit, qui se fait au-revoir au-revoir à lui-même.
Le roux m’a regardé. Il m’a tendu la main en disant :
— Je m’appelle Rudyard.
Mais je lui ai pas serré la main. J’avais pas envie. J’avais trop peur. Mais y m’a souri quand même. Et il a dit :
— En fait, c’est bonjour bonjour qu’il fait.
Et il est retourné dans la Salle de Jeu.
Moi j’ai regagné mon aile. J’avais sommeil. Je m’ai assis sur mon lit. Il a des draps. À la maison, j’ai pougnougnou, ma couverture. Elle est bleue. Je l’ai depuis que je suis tout bébé. Ma manman veut la jeter mais moi je l’en empêche. Une fois j’ai fait quelque chose. J’ai fait pipi sur pougnougnou. Ça sentait très âcre.
Mon lit est au milieu de la rangée. Y a six lits dans mon aile et quatre autres enfants. Je connais pas leurs noms encore, sauf un. Il s’appelle Howie, il dort dans le lit d’à côté, il a des cicatrices partout de quand il a jeté un bidon d’essence dans le feu. Il est méchant. Je lui ai demandé si y avait des hot-dogs à la Résidence Home d’Enfants les Pâquerettes et y m’a dit cause à mon cul ma tête est malade. (C’est des gros mots.) Le lit d’à côté du mien, de l’autre côté est vide. Peut-être qu’un petit garçon va venir y dormir qui sera mon ami.
Je m’ai assis sur mon lit et je m’ai mis à pleurer pasque je voulais rentrer chez nous. Alors je m’ai enfoncé la figure dans l’oreiller et je l’ai appuyée jusqu’à ce que je dorme. Et j’ai fait un rêve.
C’était chez nous et c’était pas chez nous. On était dans le salon à regarder Popeye à la télé, ma manman, mon papa et Jeffrey. Alors y a un monsieur qui est venu faire un communiqué qu’il allait y avoir une tornade. J’ai sauté et j’ai commencé à crier :
— Venez vite tout le monde, faut descendre se mettre à l’abri à la cave !
Mais personne a bougé. Manman s’est moquée de moi, elle a ri en disant :
— Ne te conduis donc pas comme un tout petit bébé, Gil, voyons !
Jeffrey était par terre. Il regardait des voitures dans un magazine. Il avait dit que je pouvais pas regarder avec lui. Je regardais par la fenêtre et je voyais que le ciel était tout noir alors je criais :
— Vite, dépêchez-vous !
Mais personne bougeait. Ils faisaient comme si j’étais même pas là. Ils se parlaient. Ma manman a dit : « Attention pas de chahut. » Et mon papa m’a demandé si j’avais pris mon bain. « Pas de bain, pas de Zorro à la télé. » Derrière lui, par la fenêtre, je voyais la tornade qui s’amenait, elle était noire et longue et se tortillait tellement que je voyais pas dans quel sens elle allait. J’ai couru jusque dans la cave. Je m’asseyais sous l’escalier et j’écoutais pour voir quand les autres arrivaient. Mais j’entendais rien que le bruit de la tornade. Ça faisait le bruit d’un train mais si fort que ça faisait mal aux oreilles. Et ça devenait de plus en plus fort, de plus en plus fort. Ça venait sur notre maison. Et je criais :
— S’il vous plaît les gars ! S’il vous plaît venez ! Dépêchez-vous !
Je criais si fort que j’en étais malade et je pouvais même plus m’entendre. Tout se mettait à trembler. Un verre se cassait. Alors je regardais vers la porte. Y avait Jessica, ses lèvres remuaient mais j’entendais rien. Je disais « Quoi ? » mais j’entendais toujours rien. La tornade rugissait comme des lions à l’intérieur de moi et puis Jessica faisait un grand tour et une révérence et elle s’en allait. Je lui courais après mais j’avais peur de sortir de la cave avec la tornade. J’avais la frousse. T’es qu’un trouillard mon vieux. Alors j’hurlais j’hurlais. Et Jessica se retournait et me regardait et elle disait : « Pourquoi tu m’as fait ça, Gil, ce que tu m’as fait ? » Et je me mettais à pleurer. « Pourquoi tu l’as fait ? » elle disait encore et la tornade était à l’intérieur de moi et je me mettais à genoux et je posais ma tête par terre et je disais : « Oh, s’il te plaît Jessica, deviens pas morte, s’il te plaît deviens pas morte. »
Quand je m’ai réveillé je savais pas où j’étais. J’ai rendu pasque j’avais tellement peur.
Y z’ont dû faire venir un portier pour nettoyer ce matin. Howie a dit que j’étais un bébé puisque je rendais et j’ai pas trouvé rien à lui répondre.
Et aujourd’hui j’avais de nouveau le Dr Nevele. Je lui ai demandé si ma lettre que Jessica m’avait écrite était arrivée. Je lui ai dit que le soir où on avait fait ça elle avait dit qu’elle m’écrirait une lettre si jamais on était séparés.
— N’y compte pas, m’a dit le Dr Nevele.
Je lui ai plus parlé après ça. J’ai croisé les bras et je m’ai assis. Et j’ai parlé à Jessica. Et quand il m’a encore dit que Jessica était pas là, j’ai piqué les papiers sur son bureau et j’ai commencé à les déchirer. Mais il m’a simplement regardé et je les ai pas déchirés.
— Vas-y, il m’a dit, déchire-les, ou alors, s’il te font tellement envie, garde-les, tu peux les emporter.
C’est ce que j’ai fait.
Je suis allé dans la Salle de Repos. C’est là que je suis en ce moment. J’ai écrit quelque chose sur le mur. Z. Comme Zorro.
(Âcre, c’est un mot de mon papa, il le dit pour les radis noirs.)
Rembrandt, Gilbert (suite)
12/3
En ce qui concerne l’interaction verbalisée avec le thérapeute, la résistance du patient reste extrême. Le patient refuse en effet de s’adresser directement à moi, préférant pour les échanges verbaux une forme de transfert prolongé. C’est-à-dire qu’il communique avec moi par l’intermédiaire de la présence imaginaire de la petite Jessica Renton (voir dossier s7, rubrique I). J’estime que cette attitude est fonction de deux affects qui se recoupent et se renforcent mutuellement : a) l’enfant refuse d’affronter la réalité du mal qu’il a effectivement fait à Jessica qui, au moment où j’écris ces lignes, est encore en observation au New Mercy Hospital (la transmission des rapports médicaux a été sollicitée par lettre 12/1), il crée donc sa présence ici, intacte, afin de prouver le contraire et b) l’enfant se sert de cette tierce personne pour s’adresser indirectement au thérapeute. Au moyen de cet ingénieux transfert de personnalité, il s’adresse à elle et c’est moi qui l’entends. Ces deux symptômes me semblent pathogènes sinon pathologiques et interviennent l’un et l’autre dans la condition du jeune patient.
Car il n’en demeure pas moins que tout traitement efficace de ce cas passe obligatoirement par une restauration de la communication verbale directe. Le fait qu’il écrive sur le mur (cf. 12/2) tend à prouver que l’enfant présente une forte inclination langagière, il est d’ailleurs très doué (champion d’orthographe de son école) et j’y vois une preuve supplémentaire du fait que là est bien le nœud du problème et la principale voie à explorer.
Divers symptômes manifestés par le patient donnent à penser qu’il souffre d’un complexe du justicier. Dont la fonction, ici encore, est double : a) Transfert de culpabilité. En se hissant au statut de héros, on crée du fait même un méchant extérieur que l’on peut charger de tous les péchés du monde, soulageant du même coup sa propre culpabilité pour toutes les mauvaises actions qu’on peut avoir commises ; b) Une conduite de fuite. D’ailleurs sociopathologique. Les allusions constantes au vol, à l’essor, au saut. Il s’agit de se placer soi-même en dehors – et au-dessus – de la société. C’est une manière symbolique d’accomplir ses très fortes tendances antisociales.
Pour le moment toutefois, le thérapeute auteur du présent rapport estime que les accès de rage incontrôlable constituent le problème le plus grave et le plus urgent du patient. Il s’agit d’une véritable anomalie de comportement, socialement inadéquate et frisant la psychopathie. Le patient constitue une menace pour son entourage et doit, pour cette raison, faire l’objet d’une surveillance constante (c’est-à-dire qu’il convient comme mesure conservatoire minimale de le maintenir confiné momentanément entre les murs de notre institution), bénéficier de très peu de faveurs et ne jamais se voir offrir l’occasion d’exercer sa violence. Ce comportement ne sera en aucun cas toléré ici.
J’ai recopié ça sur le mur dans les papiers que j’ai pris dans le bureau du Dr Nevele pasque je m’ennuyais, mais j’y comprends rien. C’est des trop grands mots.